d’Edgar Morin
Décembre 2009
L’économie sociale et solidaire s’inscrit dans la voie d’une économie plurielle. Plutôt que de croire à la
fin imminente du capitalisme ou à son inéluctable perpétuation, l’économie plurielle signifie qu’il y a
possibilité de refouler progressivement et systématiquement l’aire économique déterminée par le seul
profit. Cela comporte non seulement l’extension du champ de l’économie sociale, mais aussi un
ensemble d’évolutions dans tous les domaines. Cela comporte la notion capitale de solidarité qu’il
s’agit de revitaliser alors que nous subissons la désintégration des solidarités traditionnelles. Car s’il y
a deux sources éthiques qui sont vitales pour toutes les vies et les sociétés humaines, c’est solidarité
et responsabilité.
Déjà, au coeur même de l’entreprise vouée au bénéfice, les idées d’éthique d’entreprise, d’entreprise
citoyenne, de commerce équitable peuvent apporter des régulations et limitations à l’impératif du
profit. Mais c’est surtout au delà, dans le domaine de la consommation et de la vie quotidienne, que
s’imposent des réformes diverses toutes convergentes. Ainsi il s’agit de susciter les résistances aux
intoxications consuméristes qu’alimentent les incitations publicitaires libidineuses, lesquelles
introduisent dans les produits de consommation, du coca à la conduite automobile, les mythes de
jeunesse, beauté, séduction.
Il s’agit de promouvoir l’alimentation de proximité qui favorise l’agriculture maraîchère et fermière, et
nous fait renoncer aux fruits hors saisons insipides venant de continents lointains. Il s’agit de
substituer au règne du jetable celui des objets voués à la durée et retrouver les métiers de réparation.
Il s’agit de favoriser le besoin d’objets artisanaux singuliers plutôt que les objets industriels. Il ‘agit de
faire émerger à la pleine conscience ce que chacun sait au fond de lui-même, que l’amour est plus
important que l’argent, et de retrouver la part de gratuité et de responsabilité qui permettent
l’épanouissement des relations humaines. Il s’agit en somme de remplacer l’hégémonie de la quantité
par celle de la qualité. Certes les démunis n’ont pas les moyens d’accéder aux produits bios et
fermiers, mais cela signifie que l’économie sociale doit être accompagnée de mesures politiques pour
lutter contre les misères croissantes en favorisant le développement de métiers de solidarité et de
convivialité et en suscitant des grands travaux « verts » (création de ceintures de parking autour des
villes qui seraient alors vouées aux transports publics et vélos, développement des sources d’énergie
verte jusqu’alors sacrifiées au profit du très puissant lobby nucléaire). Elle serait accompagnée en
somme par une grande politique d’humanisation des villes et de revitalisation des campagnes (je
développe ces idées dans mon livre Politique de civilisation.
Tant d’initiatives locales ont déjà surgi dans ces sens et dans tous les domaines, elles restent isolées,
inconnues les unes des autres, il s’agit de les faire converger, de les associer pour montrer comme
l’annonce ce livre, qu’il est à la fois possible et nécessaire de changer de cap.
Disons plus : la nécessité de changer de cap signifie la nécessité de changer de voie, ce qui met en
question la voie même de développement telle qu’elle est admise, y compris sous sa forme
saccharinée de durable.
Le développement, formule techno économique générale s’est appliquée sur toues continents sans
tenir compte des singularités propres à chaque nation ou culture, sans tenir compte des savoirs,
savoir-faire, arts de vie, valeurs que comportent les multiples cultures y compris celles des petits
peuples indigènes, cette formule a produit, non seulement de nouvelles classes moyennes jouissant
des avantages ainsi que des intoxications de l’occidentalisation, mais aussi de gigantesques misères
dont témoignent les énormes bidonvilles ceinturant les métropoles d’Asie, Afrique, Amérique latine.
Nous autres, occidentaux, ne faisons pas que bénéficier d’un développement que les pouvoirs ne
cherchent qu’à continuer indéfiniment comme s’il était la panacée universelle; nous souffrons des
carences humaines, psychiques et éthiques qu’a apporté le développement. La misère morale s’est
substituée à la misère matérielle, et la misère matérielle loin d’être éliminée s’accroît dans le
déchaînement de l’économie du profit vouée à tout rationaliser, rentabiliser, hyper-spécialiser,
chronométrer, c’est à dire déshumaniser. Le travail même, désormais soumis aux impératifs
managériaux et gestionnaires, produit de plus en plus dépressions, accablements, souffrances ce
dont témoigne le taux de suicides croissant dans et par les entreprises managérisées.
La notion de développement comporte en elle l’hégémonie de la technique, de l’économie, du calcul,
de la rentabilité, de l’efficacité, de ce qu’on appelle la rationalisation, mais le calcul ignore la vie, la
souffrance, le bonheur, le malheur ce qui constitue nos réalités humaines. La notion de homo
economicus, déterminé uniquement par la recherche de l’intérêt personnel est aveugle à ce qui n’est
pas l’intérêt personnel, à commencer par ce qu’Huizinga avait appelé le « jeu », mais pas seulement
le jeu – l’amour, le don, la communion.
La logique d’efficacité, de prédictibilité, de calculabilité, hyperspecialisée et chronométrée s’est
étendue dans de très nombreux secteurs de nos vies. À commencer dans les administrations où la
bureaucratie gangrène l’activité administratrice. La mécanisation prend les commandes du monde
urbain et même du monde rural, avec l’agriculture industrialisée, et l’élevage industrialisé. Elle envahit
la vie quotidienne. Elle envahit même l’éducation. Elle veut faire de nous des machines triviales
efficaces et rentables. Elle envahit la consommation, les règles, les loisirs, les services. Elle se répand
sur la planète.
Nous résistons comme nous pouvons dans nos vies privées, contre la matrix privée de vie.
Notre destin est conduit par des intelligences aveugles et seule une réforme de pensée nous aiderait
à le percevoir. La pensée dominante est fondée sur la réduction du complexe au simple et sur la disjonction, c’est-àdire, la séparation. Ce qui a été très fécond dans l’histoire du développement de la science occidentale, puisque c’est à travers des disciplines qu’ont été produites des connaissances qui nous
amènent à revoir entièrement notre vision du monde et de la vie. Mais la spécialisation close donne le
primat à une pensée qui isole les objets hors de leurs contextes et devient myope ; qui est aveugle à
ce qui est global, parce que les connaissances séparées ne permettent pas de saisir la complexité
des phénomènes globaux ; et qui devient aveugle à ce qui est fondamental, c’est-à-dire, nos
problèmes de vie et de mort.
Une telle reforme nous montrerait qu’il faudrait non opposer, mais associer mondialisation et
démondialisation (par le retour aux économies de proximité) croissances et décroissances,
développement et enveloppement, c’est à dire retour vers nos plus profondes nécessités intérieures.
Enfin il faut comprendre que mondialisation, occidentalisation, développement sont les trois faces d’un
dynamisme incontrôlé qui propulse le vaisseau spatial terre. La science, la technique, l’économie, le
profit sont les moteurs de ce dynamisme qui comporte ce que les anciens grecs l’ubris – la démesure.
Nous sommes dans une course démesurée. Et dans cette démesure, effectivement, des périls
nouveaux pour toute l’humanité sont apparus avec la prolifération des armes nucléaires, qui n’aurait
pas été possible sans la science, avec la dégradation de la biosphère, qui n’aurait pas été possible
sans notre déchaînement techno-économique. Avec le fait aussi que des conflits de mille fanatismes
Contribution d’Edgard Morin au labo-ess.org – Novembre 2009 Page 3
et aveuglements déchirent notre planète et peuvent effectivement produire l’utilisation des armes
d’anéantissement. D’autant plus que ce dynamisme produit des crises liées les unes aux autres.
La crise économique actuelle, que Keynes aurait appelé «crise de l’économie » c’est à dire crise du
système fondé sur les lois du seul marché, s’inscrit dans un ensemble de crises. Crise de la relation
entre les humains et la nature, dont témoignent les multiples dégradations de la biosphère, dont le
réchauffement climatique. Crise des sociétés traditionnelles que tendent à désintégrer sous le
dynamisme de l’occidentalisation ou bien se referment avec hostilité. Crise de la modernité, elle
même, puisque non seulement la modernité accomplie dans les pays comme les pays d’Europe
occidentale, les États Unis, n’a pas réalisé les promesses d’une vie meilleure, d’une vie harmonieuse,
mais au contraire, a créé un nouveau mal-être. Crise de la modernité aussi parce que ce qui la
poussait en avant c’était l’idée formulée par Condorcet et devenue un dogme universel jusqu’à
presque la fin du XXème siècle, que le progrès était une Loi irrésistible de l’histoire humaine.
L’ensemble de toutes ces crises constitue la crise de l’humanité qui n’arrive pas à devenir humanité.
Où nous conduit ce dynamisme ? Vers des catastrophes, vers l’abîme ?
Ainsi le développement de l’économie sociale et solidaire s’inscrit dans une perspective concernant
toute l’humanité, ce qui n’empêche nullement de pouvoir commencer dans un cadre national comme
le notre qui, si nous étions fidèle à la tradition née en 1789, devrait être exemplaire. Il s’engage dans
une voie qui peut et doit confluer avec d’autres voies, toutes également réformatrices, et qui si elles se
développent et se conjuguent pourront constituer la Voie de salut pour l’humanité.
Edgar Morin
Postface à l’ouvrage « Economie sociale et solidaire : 50 propositions pour changer de cap ! »
Réagissez sur
www.lelabo‐ess.orgcontribution
Commenter